Le verbe intérieur

LE VERBE INTÉRIEUR

Textes de Rudolf Steiner

Un autre point important, c’est ce que la science secrète appelle « l’orientation » dans les mondes supérieurs. On y parvient en se pénétrant entièrement de la conscience que les sentiments et les pensées sont des faits réels, au même titre que les chaises ou les tables dans le monde physique. Dans le monde des âmes et le monde des idées, il se fait une réciprocité d’actions et de réactions comme dans le monde sensible entre les choses physiques. Tant qu’on n’est pas intensément pénétré de cette conviction, on ne croit jamais qu’une pensée erronée puisse faire autant de mal aux autres pensées qui animent l’espace mental qu’une balle tirée à l’aveuglette sur les objets physiques qu’elle atteint. Bien des gens qui peut-être ne voudraient jamais accomplir extérieurement une action qu’ils considèrent comme contraire à la raison, ne verront pas de mal à nourrir des sentiments ou des pensées faussés qu’ils croient sans effet sur le reste du monde. On ne progressera toutefois dans la science cachée que si l’on surveille ses pensées et ses sentiments avec autant d’attention que dans le monde physique on regarde où l’on pose le pied. Si vous voyez un mur, vous n’essaierez pas d’avancer au travers de ce mur, mais vous le contournerez et dirigerez vos pas selon les lois qui régissent le monde physique.

Or, il existe de semblables lois dans le monde des âmes et des esprits. Mais là, elles ne s’imposent pas de l’extérieur. Elles doivent découler de la vie même de l’âme. On parvient à les observer en s’abstenant en tout temps de pensées ou de sentiments déformés. Il faut s’interdire désormais de se laisser aller au gré de la rêverie, de céder au jeu de l’imagination, au caprice des sentiments. Ne pensez pas appauvrir ainsi votre sensibilité: vous constaterez bientôt au contraire que les sentiments ne deviennent vraiment riches, et l’imagination véritable ne devient créatrice, que si l’on contrôle ainsi le cours de sa vie intérieure. À la place d’une sentimentalité puérile et d’associations d’idées arbitraires, surgissent des sentiments pleins de sens et des pensées fécondes. Ces sentiments et ces pensées disciplinés permettent à l’homme de s’orienter dans le monde spirituel. Il apprend à établir des rapports justes entre lui et les réalités de l’esprit. Cette discipline a pour lui des conséquences précises. De même que, dans la vie physique, il trouve son chemin à travers les choses physiques, il sait maintenant s’orienter parmi les phénomènes de croissance et de dépérissement qu’il vient d’approfondir de la manière décrite plus haut. Il observe désormais tout ce qui pousse et s’épanouit, tout ce qui se flétrit et meurt, comme l’exige son bien et celui de l’univers.

Le chercheur doit ensuite cultiver le rapport avec le monde des sons. Il faut distinguer entre les sons dus à des objets inanimés (un corps qui tombe, une cloche ou un instrument de musique) et les sons émis par un être vivant (animal ou homme). Entendre une cloche, c’est uniquement percevoir le son et en éprouver un sentiment agréable; mais entendre le cri d’un animal, c’est, en plus de ce sentiment, discerner encore derrière ce son la manifestation de ce que ressent intérieurement l’animal, plaisir ou souffrance. C’est à cette deuxième sorte de sons que le disciple doit s’attacher. Il doit appliquer toute son attention à recevoir du son qu’il entend une information sur un événement qui se passe en dehors de lui; il doit se plonger dans un élément étranger; il doit lier étroitement son sentiment à la douleur ou à la joie que ce son lui révèle, faire abstraction de lui-même sans chercher si pour lui le son est agréable ou non, plaisant ou antipathique.
Une seule chose doit occuper son âme: ce qui se passe dans l’être qui émet le son. Par ces exercices, méthodiquement conçus, on acquiert la faculté de vibrer pour ainsi dire à l’unisson d’un autre être. Un homme doué de sens musical trouvera cette culture de sa sensibilité plus aisée que celui qui ne l’est pas; mais il ne faut surtout pas croire que le sens musical à lui seul remplace cette discipline.

L’étudiant doit apprendre à ressentir ainsi la nature tout entière. Il sème par là des germes nouveaux dans le monde de ses idées et de ses sentiments. La nature commence alors à lui révéler ses mystères par l’intermédiaire des sons qui en expriment la vie. Ce qui n’était auparavant pour l’âme qu’un bruit inintelligible devient un langage plein de sens. Là où l’on ne croyait auparavant percevoir qu’un son, les résonances des corps soi-disant inanimés, le disciple perçoit maintenant une nouvelle langue de l’âme; s’il progresse dans cette culture de ses sentiments, il constatera bientôt qu’il peut entendre certains sons qu’il n’avait pas soupçonnés auparavant. Il commence à entendre avec l’âme.

Un nouveau progrès doit encore s’ajouter à celui-là pour qu’il atteigne la cime de ce qui peut être obtenu dans ce domaine. C’est une chose très importante pour lui que la manière dont il écoute parler les autres. Il faut s’accoutumer à le faire de telle sorte que pendant ce temps tout se taise en soi. Par exemple: si quelqu’un exprime une opinion et que vous l’écoutiez, il s’élève en vous généralement soit une approbation, soit une objection, et bien des gens se sentiront immédiatement poussés à exprimer soit leur accord, soit surtout leur critique. Il faut parvenir à réduire au silence aussi bien assentiment que riposte. Il ne s’agit pas naturellement de changer tout d’un coup sa manière d’être, et de chercher continuellement à faire régner au fond de soi ce parfait silence intérieur. On commence à l’observer en certains cas particuliers, choisis avec discernement. Ensuite, peu à peu, comme de soi-même, cette nouvelle manière d’écouter s’implantera dans vos habitudes.

Dans l’investigation spirituelle, cet exercice est pratiqué méthodiquement. On s’oblige, à temps fixe, à prêter l’oreille aux pensées les plus contradictoires et à s’abstenir en les entendant de tout jugement réprobateur. Il ne faut pas seulement – et c’est là l’important – s’interdire d’exprimer un jugement raisonné; il faut réprimer toute impression de déplaisir, d’éloignement ou même d’attirance. En particulier, l’étudiant doit s’observer lui-même avec pénétration afin d’éviter que ces tendances, qui ont peut-être disparu en apparence, ne persistent au tréfonds de l’âme. Il devra, par exemple, écouter parler des personnes qui, sous un certain rapport, lui sont de beaucoup inférieures, et réprimer pendant ce temps toute ombre de sentiment de supériorité, de suffisance. Il est pour tous utile d’écouter de cette manière parler les enfants. Le plus sage peut en tirer une immense leçon.

Ainsi l’homme parvient à écouter les paroles d’autrui avec un détachement parfait, une abstraction totale de sa propre personne, de sa manière de voir et de sentir. S’il s’exerce ainsi à écouter sans esprit critique, alors même que l’on exprime devant lui l’opinion la plus contraire à la sienne, ou l’hypothèse la plus extravagante, il apprend peu à peu à se fondre entièrement dans l’individualité d’un autre être, à pénétrer complètement en lui. Au travers des mots, il entend la voix intérieure d’une autre âme. S’il persévérait dans un exercice de ce genre, le son deviendrait le meilleur agent pour percevoir l’âme et l’esprit. Il y faut assurément une rigoureuse maîtrise de soi-même, mais elle conduit à un but élevé. Surtout lorsque cet exercice est mené de front avec ceux qui concernent l’art d’écouter résonner la nature, un nouveau sens de l’ouïe s’éveille. On devient capable de capter des informations qui émanent du monde spirituel et qui ne trouvent pas à s’exprimer par les sons extérieurs perceptibles à l’oreille physique. On entend alors « le verbe intérieur » et des vérités d’origine spirituelle vous sont révélées progressivement. On écoute en esprit. (Note: On ne peut entendre la voix des Êtres supérieurs dont parle la science de l’occulte que si l’on est devenu capable d’écouter ainsi du dedans en faisant le silence, et sans le moindre remous d’opinion personnelle, ce qui est dit devant nous. Ces Êtres du monde spirituel se taisent aussi longtemps que l’on projette encore sur tous les sons entendus la réaction de sentiments personnels.)

Toutes les plus hautes vérités sont accessibles à ce « verbe intérieur » les enseignements que l’on peut recueillir de tout véritable investigateur, il en a pris conscience de cette manière.

Rudolf Steiner, « L’Initiation », Les degrés de l’initiation – La préparation, pages 48 à 53

source:
http://dhdc2917.eu/2009/02/13/leverbeinterieur/

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